Manifeste pour une nouvelle géographie de la résilience

À l’occasion de la COP30 de Belém, le paléo-climatologue et glaciologue français Jean Jouzel, qui fut durant 13 ans (2002 à 2015) vice-président du Groupe de travail scientifique du GIEC a rappelé avec force ce que nul ne peut désormais ignorer : « Ce sera une France un monde différents. » Le dérèglement climatique n’est en effet plus une hypothèse, mais une certitude. Il nous invite à prendre conscience que notre monde ne sera plus jamais le même.
Une nouvelle géographie de la résilience à inventer
faut s’y préparer, non pas en espérant préserver les équilibres passés, mais en inventant une nouvelle géographie de la résilience. Et cette géographie place en France les territoires ruraux au centre : zones de refuge climatique, réservoirs d’eau, d’air et de biodiversité, ils deviendront demain les espaces les plus convoités, inversant radicalement les critères d’attractivité hérités de l’ère industrielle. Certains groupes ou individus aisés à l’échelle mondiale qui ont déjà commencé à acquérir de vastes domaines naturels dans des zones éloignées des régions urbanisées et industrielles, voire des îles entières ou de petites vallées de montagne inhabitées ou désertées, les envisageant comme des refuges climatiques potentiels.
Un capital de survie collectif
L’attractivité des territoires s’est longtemps mesurée et se mesure encore, à lire la prose «commerciale » des agences de développement, à l’aune de leur poids économique, de leurs infrastructures de transport, de leur capacité à accueillir capitaux et populations dans des métropoles connectées. Cette logique, qui valorise les couloirs de transit, les littoraux portuaires ou les vallées industrielles, ignore les terroirs ruraux enclavés. Pourtant, ce sont eux qui détiennent le capital écologique national : forêts, zones humides, têtes de bassin versant, paysages vivants. L’Indice de Résilience Territoriale (IRT) que plusieurs d’entre nous ont conçu vise à corriger cette iniquité en donnant au capital naturel le même statut stratégique que le capital infrastructurel et économique. Il mesure la capacité d’un territoire à amortir les chocs climatiques, à anticiper les perturbations, à protéger ses habitants. En ce sens, il revalorise les territoires ruraux comme refuges climatiques, porteurs d’un capital de survie collectif.
Une nouvelle alliance entre l’homme et son territoire
Mais, bien évidemment, la sécurité écologique ne saurait se réduire à un indicateur. Elle est une nouvelle définition de la résilience que nous proposons : la capacité structurelle et dynamique d’un territoire à maintenir les fonctions du vivant et à anticiper les crises. Elle transforme la conservation en stratégie d’adaptation, et le paysage en infrastructure-mère et sacrée. Car le paysage, marqueur sensible de l’identité territoriale, est déjà en train de basculer. Les essences dépérissent, les modèles paysagers s’effondrent. Anticiper les paysages de 2035 ou 2045, c’est préparer les sociétés à vivre dans un monde différent. Il y a une « jarditecture »à inventer qui n’a rien d’un art décoratif, mais structure une pensée stratégique du vivant : des parcs, forêts, zones humides et milieux aquatiques, terroirs de montagne ou littoraux et espaces végétaux conçus comme refuges,régulateurs et symboles d’une nouvelle alliance entre l’homme et son territoire.
Des actifs écologiques de résilience
Cette refondation paysagère rejoint le concept de paysages régénératifs, expérimentés depuis peu en Afrique et en Amérique latine, présentés lors des COP 28 puis 30, et que nous aurons adapter à l’Europe. Ces paysages, conciliant productivité agricole, biodiversité et climat, deviennent une nouvelle classe d’actifs investissables. Ils incarnent la mise en œuvre concrète de la sécurité écologique : transformer les terroirs en infrastructures vivantes, capables de générer valeur écologique, sociale et économique. La forêt, restaurée et gouvernée localement, peut elle-même devenir un actif de résilience, certifiable et valorisable, ouvrant la voie à des financements à impact. Elle n’est plus un simple décor, mais une infrastructure stratégique, génératrice d’un triple dividende. Cette stratégie ne peut réussir sans un socle humain. Alors que l’intelligence artificielle bouleverse le monde du travail, vidant les open spaces et automatisant les professions intellectuelles, émergent des métiers du vivant, du lien et de la coopération. Maraîchers-semenciers, techniciens des corridors écologiques, animateurs de ceintures alimentaires, facilitateurs de tiers-lieux agricoles : ces métiers incarnent la reconquête rurale. Ils ne sont pas encore reconnus par les filières de formation, mais ils dessinent une nouvelle économie territoriale, régénératrice et non exclusivement extractive. Concevoir et mettre en œuvre un Programme National de Formation à ces métiers, c’est redonner dignité à des formes de travail longtemps déqualifiées et souveraineté aux territoires. C’est inscrire la transition écologique dans une dynamique humaine, et non pas seulement technologique.
Intégrer la valeur du vivant à l’économie
Enfin, cette refondation doit s’accompagner d’une reconnaissance économique. Mesurer le PIB d’un territoire, c’est donner aux élus un outil stratégique pour valoriser la contribution réelle de celui-ci à l’économie nationale. Le cas du Doubs, avec une part de 0,65 % du PIB français, montre que ses territoires mixtes, industriels et agricoles peuvent redevenir des piliers de la France productive. Mais attention : demain, ce ne sera plus seulement la production industrielle qui comptera : ce sera la capacité des territoires à fournir eau, air, biodiversité, résilience. L’économie elle-même devra intégrer la valeur du vivant.
En résumé, de nouveaux concepts s’imposent, au service de cette stratégie de transition résiliente :
• Sécurité écologique : sa définition reste à consolider et inspirer les actions de résilience, pour préserver le vivant et à mieux prévenir les crises. Elle transforme la conservation en stratégie d’adaptation, et le paysage en infrastructure.
• Paysages, d’une part marqueurs sensibles de l’identité territoriale, déjà en train de basculer. Anticiper les paysages de 2035 ou 2045, c’est préparer les sociétés à vivre dans un monde différent avec une pensée stratégique du vivant : parcs, forêts, zones humides, terroirs de montagne ou littoraux conçus comme refuges et régulateurs ; d’autre part régénératifs : transformer des espaces géographiques cohérents, les rendre capables de générer valeur écologique, sociale et économique incarne à la fois la mise en œuvre concrète de la sécurité écologique et l’émergence d’une nouvelle classe d’actifs investissables.
• Forêt : patrimoine naturel et actif de résilience certifiable et valorisable.
• Métiers écologiques d’avenir : Ils incarnent la reconquête rurale. Former des dizaines de milliers de jeunes par an à ces métiers, c’est redonner dignité au travail et souveraineté aux territoires.
• PIB territorial : la contribution réelle d’un territoire à l’économie nationale ne sera plus seulement mesurée à partir de la production industrielle, agricole et des services, mais aussi à partir de la capacité mesurée objectivement des territoires à fournir des ressources naturelles renouvelables.
Une gouvernance repensée
Cette stratégie n’est pas une juxtaposition de concepts. Elle se veut une architecture de gouvernance repensée, déclinable à l’échelle de chaque territoire. Elle appelle notamment à :
• Reconnaître les territoires ruraux comme infrastructures vitales de la Nation,
• Refonder la cartographie de l’attractivité en valorisant le capital naturel comme actif stratégique et intégrer l’IRT dans les outils de pilotage public pour mesurer la résilience écologique,
• Créer un Plan national de formation aux futurs métiers du vivant, adossé aux collectivités locales,
• Réorienter les priorités et les financements de la transition écologique vers les paysages régénératifs et les forêts restaurées, en mobilisant investisseurs à impact et fonds publics.
Ainsi se dessinera une stratégie globale : sécurité écologique comme socle, IRT comme instrument de justice territoriale, paysages comme horizon culturel et stratégique, forêts comme actifs de résilience, métiers d’avenir comme socle humain, PIB territorial comme reconnaissance économique et de la valeur du vivant.
Mieux habiter le monde qui vient
Oui, il s’agit bien, non pas d’une simple addition de projets, mais d’une architecture cohérente de gouvernance, qui répond à l’alerte de Jean Jouzel : « Ce sera une France et un monde différents. » Oui, ce sera un monde différent ! Et c’est en préparant dès aujourd’hui nos territoires ruraux à devenir les refuges climatiques de demain mais aussi les avant-postes de la défense du vivant que nous pourrons affronter ce basculement avec dignité,patience et force. Il est impérieux d’anticiper pour mieux habiter le monde qui vient : en rendant visibles les futurs possibles, les décideurs publics nationaux et locaux se donneront les moyens de choisir leur avenir plutôt que de le subir. Anticiper l’évolution de nos paysages, c’est anticiper les transformations économiques, écologiques et culturelles qui en découleront. C’est surtout affirmer que l’adaptation peut être un projet de territoire, porteur d’espoir et de créativité. Les paysages à venir ne seront pas nécessairement des paysages de perte. S’ils sont pensés, accompagnés et partagés, ils peuvent devenir les paysages de la transition réussie, ceux d’une humanité lucide, consciente de ses limites mais décidée à continuer d’habiter la Terre.
Pas de nostalgie défaitiste d’un paradis perdu
Cependant, rien de tout cela ne réussira sans un récit collectif partagé, ne masquant rien de la vérité des contraintes, mais revendiquant aussi la liberté d’agir. Décrire la mutation climatique ne saurait consister à promettre la fuite vers des refuges ou une généralisation artificielle irréaliste de la nature en ville ; c’est organiser la capacité de choisir : choisir de rester parce que le quartier sera jugé viable ; ou partir avec des droits et des perspectives ; ou encore choisir d’accueillir là où l’on aura su anticiper l’usage raisonné de la ressource en eau, l’accès aux soins, de nouveaux emplois et formes de travail grâce au numérique. Ce doit être aussi cela, la sécurité écologique à la française : ni déni, ni fatalisme, ni nostalgie défaitiste d’un paradis perdu, ni fausse promesse de paradis à créer, mais une nouvelle approche des usages et des solidarités. Évidemment, une communication stratégique et transparente, évitant toute désinformation, mais proposant un récit partagé offrant une capacité à embarquer acteurs et citoyens dans la construction collective de ce « monde différent » s’impose et sera indispensable pour transformer des concepts ambitieux en dynamiques réellement appropriées à l’échelle des territoires par leurs habitants.
La France a maints atouts pour y parvenir parmi lesquels une culture d’ingénierie inventive, un système assurantiel robuste, des collectivités fortement enracinées et légitimes, des filières de construction prêtes à massifier les solutions écologiques, des industriels de l’eau de renommée technologique et de dimension mondiale, etc. Tous doivent être mis au service d’une boussole simple : chaque euro fléché doit contribuer à réduire les vulnérabilités et à accroître la vivabilité des territoires. La mutation climatique n’est pas un destin subi, un destin implacable ; c’est l’apprentissage résolu d’une autre gouvernance, une résolution collective à mettre nos territoires en capacité de rester vivables à horizon 2050, c’est-à-dire demain.
Premiers signataires : Michel Vialatte, Olivier Prêtre-Bosson, Axelle Girard, Jean-Philippe Léglise, Jean-Philippe Sudre, Stéphane Charbit

